Tu pousses le bouchon un peu trop loin, Maurice !

Si vous êtes le responsable marketing d’une société commerciale qui prétend proposer des services aux professionnels et que vous souhaitez vous faire quelques centaines d’ennemis en deux clics de souris, c’est facile. Il vous suffit de suivre l’exemple de LinkedIn.

Il y a quelques jours de cela, je reçois, comme beaucoup d’autres manifestement, un mail de LinkedIn, service « d’annuaire professionnel » auquel je suis inscrite, intitulé « LinkedIn would appreciate your feedback ». On m’y propose de répondre à quelques mini-questions destinées à aider LinkedIn à fournir un meilleur service à ses clients. D’habitude, je jette ces mails sans même les lire, mais là, j’ai – ô miracle – quelques minutes devant moi et je suis de bonne, bonne, bonne, bonne humeur ce matin – y a des matins comme çaaaaaa !

Vers la deuxième ? La troisième ? question, ça tourne à l’aigre. En gros, LinkedIn est en train de demander à ses membres traducteurs professionnels s’ils veulent traduire son site 1) pour rien, 2) gratuitement, 3) sans rémunération. Biffez la mention inutile. Pas de 4) contre paiement, sur la base d’un devis établi par un traducteur professionnel ou de 5) allez vous faire voir, je n’ai aucune envie de traduire votre site.

En ce qui me concerne, ma bonté légendaire ayant des limites, et celles-ci étant plus que largement atteintes, je demande tout haut à LinkedIn s’il veut un petit frère aussi (je deviens passablement grossière quand je suis énervée), je ferme l’onglet Firefox, je jette le mail et je passe à autre chose. En revanche, je n’avais pas pris la mesure de la colère que ce mail a suscitée chez mes collègues avant de lire le blog de Jill Sommer et celui de Matthew Bennett. Twitter a manifestement chauffé ses dernières 24 heures ! Pour de bonnes raisons et avec de bons arguments, me semble-t-il. Pourquoi faut-il toujours qu’on nous prenne nous, traducteurs professionnels, pour des crétins taillables et corvéables à merci ? Comme le faisait remarquer quelqu’un avec justesse, LinkedIn n’a sans doute pas adressé de demande de service gratuit à ses avocats ou à ses comptables. Si ?

Là où réside tout le sel de l’histoire, c’est qu’un groupe intitulé « Translators against Crowdsourcing by Commercial Businesses » s’est créé… sur LinkedIn, bien sûr ! Nous vivons une époque formidable, où les entreprises commerciales tendent la corde pour qu’on les pende, et l’échafaud aussi, en prime ! Alors, si vous aussi, vous avez reçu ce mail et si vous voulez manifester votre indignation, il ne vous reste plus qu’à nous rejoindre.

Et en attendant… Je ne résiste pas à l’envie d’exhumer ce grand moment de publicité… (et de mauvaise foi)

 

EDIT: petit update de la situation (22/06/2009)

Freelance Translators Clash with LinkedIn over Crowdsourced Translation (le billet qui montre bien qu’on n’est pas sorti de l’auberge, quant à la perception que certains se font de la profession)EDIT À L’EDIT (26/06/2009)

Traduction collaborative : des nouvelles du front (Anyword)

EDIT DE L’EDIT À L’EDIT (02/07/2009)

Translators Wanted at LinkedIn. The Pay? $0 an Hour. (The New York Times, excusez du peu!)

Communiqué de presse de l’American Translators Association

Lettre du Président de l’American Translators Association au CEO de LinkedIn

Google Translator Kit

Voilà, c’est fait, il est là. Le Google Translator Kit est arrivé. Comme les moules bientôt, et le beaujolais nouveau un peu plus tard dans l’année.

Kesako, le Google Translator Kit? Pour faire simple, un environnement de traduction en ligne, avec mémoire partagée (ou plutôt partageable) intégrée.

Là déjà, bien qu’étant une utilisatrice convaincue de plusieurs outils de traduction « à mémoire », j’ai un petit témoin rouge qui s’allume dans un coin de la tête.

1) Si j’ai bien compris, la confidentialité des contenus traduits n’est pas garantie. Or, les traducteurs professionnels ont une obligation de confidentialité vis-à-vis de leurs clients. C’est un principe déontologique de base dans la profession, même quand le client ne précise pas qu’un document est classé « top secret » et même si ledit document est appelé à être publié sur un site web accessible à tous.

2) D’expérience, une mémoire de traduction partagée n’est jamais aussi fiable que le moins bon des traducteurs qui l’utilisent. C’est-à-dire parfois… pas terrible. Sachant qu’ici, en plus, l’internaute lambda pourra l’alimenter – et vu la proportion de gens qui sont convaincus, souvent à tort, de parfaitement connaître l’anglais – le résultat risque d’être assez baroque.

Et puis, il y a la politique de Google :

« At Google, we consider translation a key part of making information universally accessible to everyone around the world. While we think Google Translate, our automatic translation system, is pretty neat, sometimes machine translation could use a human touch. Yesterday, we launched Google Translator Toolkit, a powerful but easy-to-use editor that enables translators to bring that human touch to machine translation. »

L’idée sous-jacente des moteurs de traduction automatique sur le web – permettre au plus grand nombre de comprendre (enfin… avec un peu de chance) des pages rédigées dans une autre langue – est assez louable en soi. En effet, cela contribue dans une large mesure au partage et à la diffusion de l’information, et c’est important. Mais que l’on puisse ramener le travail des traducteurs à « apporter une touche humaine à la traduction automatique » [ce qui ne serait pas toujours nécessaire, selon eux, si je lis bien]… Vous m’excuserez, ça me fait un peu grincer des dents, j’avoue. D’autant que cela ne fera que renforcer une tendance analogue que l’on observe de plus en plus dans certaines agences de traduction, qui, pour réduire les coûts et écourter les délais, n’hésitent plus à demander aux « traducteurs » de se borner à corriger sommairement un premier jet traduit automatiquement.

Ah, j’oubliais. Google Translator Kit est gratuit. Gratuit ? Gratuit. Ou presque. Parce que, si je comprends bien tout ce que je lis ici et là, les traductions qui sont injectées dans la mémoire servent à alimenter Google Translate, même si on choisit de ne pas les partager. Ce qui – outre les problèmes de confidentialité déjà évoqués – est quand même de nature à donner un sérieux coup de pouce au moteur de traduction automatique de Google. Comme quoi, rien n’est jamais tout à fait gratuit.

Pour en savoir plus :

– L’excellent blog Trada ! d’Éric Léonard

Anyword, l’observatoire de la traduction

PS : ceci dit, en ce qui me concerne, je nourris les mêmes doutes à l’égard de SDL Automated Translation, dont les conditions ne sont pas des plus transparentes quant à l’usage qui est fait des traductions automatiques post-éditées. Non, en fait, je nourris plus de doutes, sachant qu’il s’agit ici d’une solution métier, destinée aux traducteurs indépendants et agences de traduction. Je suis peut-être un peu parano, mais je me demande quand même à quelle sauce on envisage de nous manger…

 

UPDATE

À lire aussi, sur le même sujet, le billet très éclairant de Ma voisine millionnaire.